"(...) Un matin il quitta la pièce sans refermer la porte. Son chien y pénétra. Voyant d'autres chiens il les renifla : comme ils le reniflaient, il grogna ; comme ils grognaient, il les menaça ; comme ils menaçaient, il aboya et se rua sur eux. Ce fut un combat épouvantable : les batailles contre soi-mme sont les plus féroces qui soient! Le chien mourut, exténué.

Un ascète passait par là tandis que le maître du chien, désolé, faisait murer la porte de la pièce aux miroirs.
- Ce lieu peut beaucoup vous apprendre, lui dit-il, laissez-le ouvert.
- Que voulez-vous dire?
- Le monde est aussi neutre que vos miroirs. Selon que nous sommes admiratifs ou anxieux, il nous renvoie ce que nous lui donnons.
Soyez heureux, le monde l'est. Soyez inquiets, il l'est aussi. Nous y combattons sans cesse nos reflets et nous mourons dans l'affrontement.

Que ces miroirs vous aident à comprendre ceci : dans chaque être et chaque instant, heureux, facile ou difficile, nous ne voyons ni les gens ni le monde, mais notre seule image. Voyez cela et toute peur, tout refus, tout combat vous abandonneront."

"Contes des sages de l'Inde " de Martine Quentric-Séguy
[ Éditions du Seuil ]

"Bien. L'histoire se passe en Chine, quand le bouddhisme y avait déjà beaucoup d'adeptes et quand les sectes Zen et Tendai étaient grandes et puissantes. L'empereur lui-même était bouddhiste et il se trouvait à cette époque une dame d'honneur qui se sentait attirée par la mystérieuse doctrine. Elle alla voir quelques prêtres et prétendus maîtres, mais ne trouva que luxe et magnificence, et beaucoup de mots compliqués.
Elle visita des temples à l'architecture merveilleuse, elle vit de grands jardins avec toutes sortes d'effets étonnants ; les religieux qui entretenaient ces lieux arboraient un sourire mystique et avaient réponse à tout. La dame cependant était intelligente, elle savait observer et très vite elle eut l'impression d'être tombée dans une pièce de théâtre, un spectacle passionnant mais superficiel. Elle demanda et obtint une audience chez l'empereur, et décrivit ce qu'elle avait vu.

" C'est donc ça, le bouddhisme ? demanda-t-elle.

- Bof, dit l'empereur, il faut aussi contenter l'oeil. Et puis la religion n'est pas une mauvaise chose pour le peuple. Elle l'occupe, et il y a toujours la possibilité qu'il découvre un peu de sagesse dans les soutras du Bouddha. Le chemin octuple est sublime, il y a des prêtres et des moines qui essaient de le suivre, leur exemple compte.

- Mais existe-t-il de véritables maîtres ? demanda la dame.

- Oui, dit l'empereur, j'en connais un, c'est un vieillard mal poli et mes prédécesseurs l'auraient décapité s'il s'était adressé à eux comme il le fait avec moi. Il n'est pas encore venu me voir ici, mais quand c'est moi qui me déplace, et si je ne prends pas plus de deux laquais avec moi, il daigne me recevoir à condition qu'il n'ait rien d'autre à faire.

- Mais vous êtes le Fils du Ciel ! s'exclama la dame, horrifiée.

- Bah oui, dit l'empereur, c'est ce qu'on dit, mais je ne l'ai jamais vraiment cru, et le maître en question ne le croit certainement pas. Quand il me parle, je pense souvent aux anciens écrits taoïstes. Vous savez bien, gouverner pour ne rien faire, parler pour ne rien dire, posséder l'univers en renonçant à tout. Mais si vous voulez lui rendre visite, je vous dirai où il habite. Déguisez-vous en femme du peuple et je vous donnerai deux samouraïs également déguisés pour vous protéger en chemin, car il habite un coin abandonné à quelques jours de route d'ici."

La dame d'honneur qui était une femme franche et courageuse, réussit à trouver le temple du maître. Quand elle arriva, un ouragan venait juste de détruire la toiture du temple et le maître s'abritait sous une ruine. Il s'adressa à elle sur un ton cassant et désagréable, et voulut la renvoyer.

" Je n'enseigne rien, je suis un vieillard ignorant et je vis seul ici. Je passe mes journées assis sans bouger, à rêver un peu à des choses qui ne peuvent pas vous intéresser."

La dame insista et le maître continua à refuser. A la fin, elle fit une proposition.

" Je suis une femme assez riche, dit-elle, et j'aimerais bien faire quelque chose pour autrui, ce ne serait pas gentil de votre part de m'en empêcher. Je voudrais faire remettre en état ce temple, puis revenir plus tard et passer une semaine ici à me reposer et à vous écouter. "

Le maître réfléchit un moment, fit un signe de tête et s'en alla en traînant les pieds. La dame envoya des ouvriers, le temple fut réparé, et elle revint. Au lieu d'une semaine ; elle resta trois mois. Elle médita, apprit la cérémonie du feu et, de temps en temps, le maître lui disait quelque chose. Elle faisait de son mieux, mais quand vint le moment de partir, elle dut avouer qu'elle n'avait rien compris et que les mystères qu'elle avait essayé de pénétrer restaient toujours aussi opaques. Elle crut que cet échec était de sa faute, elle ne se plaignit pas mais prit poliment congé du maître en le remerciant.

Le maître se sentit un peu gêné. Son temple était magnifiquement réparé, la dame était aussi éminente que sympathique, et voilà qu'elle repartait plutôt malheureuse et mécontente d'elle-même.

" Un moment ", dit le maître. La dame descendit de son cheval et s'inclina. " Avez-vous une grande salle dans le palais ? ". La dame fit signe que oui. " Bien, dit le maître. Tâchez de trouver une cinquantaine de miroirs. Dans un mois, je viendrai vous voir. Dites à vos domestiques que s'ils voient devant le porche un vieux clochard chauve, ils ne lui cassent pas la figure tout de suite. Peut-être serai-je capable de vous apprendre quelque chose."

La dame sourit, s'inclina une nouvelle fois et retourna au palais.

Quand il vint, le maître plaça lui-même les miroirs dans la salle de telle manière qu'ils se reflétaient les uns dans les autres. Puis il demanda à la dame de se mettre au milieu de la salle, de regarder autour d'elle et de décrire ce qu'elle voyait.

La dame se mit dans la position du lotus et resta très longtemps silencieuse.
" Je vois que tout ce qui se passe se reflète en tout.
- Oui, dit le maître, et quoi encore ?
- Je vois que chaque action de chacun agit sur tous, et non seulement sur toutes les personnes mais sur toutes les créatures, dans toutes les sphères.
- Et puis ?
- Tout est lié à tout."

Le maître attendit, mais la dame ne dit plus rien.

À la fin, il grogna. " Ce n'est pas beaucoup, mais c'est quelque chose. Finalement vous n'êtes pas venue pour rien, mais il vous reste encore beaucoup à apprendre."

Ensuite, il disparut sans vouloir rien manger ni boire et franchit le porche en hochant la tête en guise d'adieu, courbé, clopinant et battant énergiquement le pavé avec sa canne

Plus tard, lorsqu'elle voulut le revoir, il était mort. Selon la légende, elle vint vivre dans le temple et fit les exercices que le maître lui avait prescrits, si bien qu'elle obtint la Compréhension parfaite. "

"Le Miroir Vide" Janwillem Van de Wetering ( pages 188 à 192)
[ Rivages poche / Petite Bibliothèque. ]